Chapitre 3

 

« Non, Litale, je ne crois pas, dit la Tutrice, que des contes et des légendes, encore moins des proverbes, puissent servir d’indices de ce type. Ou alors de façon très ponctuelle. On en a d’autres bien plus fiables pour repérer des sites éventuels. Les cartels et autres données géographiques et historiques des Archives, évidemment, mais surtout la topologie et la composition du terrain, la nature de la végétation… Voilà des données objectives et immédiates. L’exploration se fait d’abord sur le terrain. »

Lisbeï ravala son « Oui mais ». Elle avait assez retardé la suite de l’exposé, elle le sentait à l’ambiance générale du groupe. Et puis, si Edwina de Carlsbad n’était pas vraiment une Juddite – aucune Juddite qui se respecte ne serait venue enseigner à la Schole de Wardenberg – on pouvait ne pas en être une et avoir des opinions plutôt rigides, Lisbeï s’en était rendu compte. Il valait mieux ne pas objecter que les souterrains de Béthély avaient été une légende aussi. De toute façon, c’aurait été attirer encore l’attention sur elle. C’était bien assez d’être celle qui disait trop souvent « oui mais ». Edwina avait d’ailleurs raison : si l’effondrement dans l’Esplanade Sud n’avait pas dévoilé l’entrée du conduit, Lisbeï n’aurait sans doute jamais pu faire subir à ses théories l’épreuve du terrain.

« Il y a eu trop de destructions systématiques, de sites comme de documents, et de trop nombreux hiatus entre les divers groupes humains qui ont occupé le territoire depuis le Déclin, continuait la tutrice. D’éventuelles traditions et légendes sur d’anciens sites urbains et industriels ont eu trop d’occasions de se perdre…

Et inversement, il y a des histoires qui sont répandues sur l’ensemble du territoire, renchérit Bertia, une Bleue de Carrères.

— Exact, dit Edwina en lui adressant un petit sourire d’approbation. Plusieurs variantes locales de la Géante aux cent bras font référence de façon à peu près identique à la ville d’où vient la Géante, mais où se trouverait-elle, cette ville, si elle avait vraiment existé ? Dans le territoire de quelle variante ? »

Marrie, l’autre Bleue voisine de Bertia, hochait la tête : « S’il fallait prendre les légendes au pied de la lettre, les résultats seraient plutôt curieux, non ? Une géante, passe encore, le gigantisme est encore attesté dans plusieurs aberrations au début des Ruches. Mais cent bras… »

Plusieurs autres étudiantes se mirent à rire. La Tutrice, les mains dans le dos, surveillait l’échange. La pause lui permit de reprendre les rênes : « Les cent bras terrifiants de la Géante sont évidemment une amplification de certains types d’aberrations presque disparues aujourd’hui – bien qu’il naisse encore des enfantes à plus de cinq doigts aux mains et aux pieds, en particulier en Litale. Il y a un certain rapport avec la réalité, ce serait stupide de le nier. Les contes du cycle archaïque de Pimprenelle, par exemple, avec leurs transformations continuelles de filles en garçons, nous confirment que le bas pourcentage de naissances mâles est une donnée constante au moins depuis le Déclin. Les femmes des Harems ont gardé ces contes en y ajoutant des éléments, parce qu’il était terrible d’être une femme à cette époque et que beaucoup devaient rêver d’être plutôt un mâle. Et celles des Ruches les ont conservés en les inversant, comme elles l’ont fait pour tellement de choses : Pimprenelle se transforme de garçon en fille…

— … et de fille en garçon quand ça lui chante, pour faire bonne mesure ! » remarqua Marcie.

— Et maintenant ces contes sont à toutes fins utiles morts, si l’on peut dire : fixés dans une forme définitive. On ne les raconte presque plus et, surtout, personne aujourd’hui n’éprouve plus le besoin de les enrichir ou de les imiter. Non, si les légendes et les contes venues jusqu’à nous sont des indices, c’est du passé psychologique, de ce qui occupait l’esprit et le cœur de celles qui vivaient à l’époque de leur élaboration. Et encore faudrait-il être certaine de cette époque, ce qui n’est pas du tout facile à établir, ou même impossible. C’est peut-être intéressant aussi, je te l’accorde, Litale, mais pour des historiennes, pas pour des récupératrices. »

Et les récupératrices n’étaient pas des historiennes, c’était ce qu’avait bien compris Lisbeï à la brièveté de son passage chez Carméla de Vaduze. Il avait été d’autant plus bref que Lisbeï avait reçu à Béthély une formation de Mère et de Mémoire excédant sur bien des points celle qu’on jugeait nécessaire à la Schole pour une récupératrice. Les exploratrices exploraient, repéraient, rapportaient des données. Les récupératrices déterraient, photographiaient, démontaient, étiquetaient. Ensuite venaient les historiennes, et cette variété encore plus particulière d’historiennes qu’étaient les évaluatrices, qui déterminaient la valeur de la découverte – et leurs critères n’étaient pas ceux des historiennes. Comme Lisbeï s’en rendrait compte quelques années plus tard après Belmont, le métal, avant tout, puis l’information technologique et scientifique, avaient infiniment phis de valeur que les œuvres d’art ou les livres non techniques. Kélys était pourtant une historienne et une linguiste autant qu’une exploratrice et une récupératrice – en plus d’être presque une Médecine ; et une gymna ; et sans doute possédait-elle quelques autres talents qui n’avaient pas eu l’occasion de se révéler lors de ses séjours à Béthély. Mais Kélys était un cas particulier, avait découvert Lisbeï. Et Kélys, de toute façon, était d’abord une récupératrice, et excellente, ce qui lui avait permis de rembourser si vite la dette contractée à l’égard de Wardenberg pour ses quatre années d’études. Si Lisbeï voulait plutôt devenir une historienne, il lui faudrait attendre d’en avoir fait autant.

Elle soupira en essayant de se concentrer de nouveau sur l’exposé d’Edwina et les photographies aériennes du site d’Entraygues avant son exploration – le cas type d’une découverte faite grâce à cette technique. Les marques plus sombres dans la végétation et les ombres rasantes dessinaient l’emplacement des ruines souterraines avec bien plus de précision, c’était indéniable, que les on-dit sur les souterrains reliant Béthély et ses voisines. Et au moins, avec cette technique, on avait le plaisir de faire une petite ascension en ballon captif avant de mettre la main à la pelle. L’expérience avait ravi Lisbeï, moins l’arrachement au sol et l’ascension, plutôt génératrices de vertige, que le changement de perspective. Voir la campagne de haut, voir si loin, jusqu’à la courbure de la mer à l’horizon : Lisbeï en avait oublié la nausée qui la guettait. Il était presque impossible de ne pas songer à la Tapisserie : le point de vue d’Elli sur Sa création devait être un peu semblable. Comme la terre paraissait vaste et paisible et comme le monde des humaines y tenait peu de place…

« Quel type de sol, Litale ? »

Au ton d’Edwina, Lisbeï comprit que c’était la deuxième fois qu’elle lui parlait et chercha frénétiquement à se rappeler le début de la question. Quel type de sol pour quoi ? Pour une variété de végétation, sans doute…

« Acide, lui souffla Fraine, sa voisine de gauche, de l’autre côté de l’allée.

— Acide ? »

Edwina émit un petit grognement pour indiquer qu’elle n’était pas dupe, mais accepta la réponse. Lisbeï sourit à sa sauveuse, qui lui fit un petit clin d’œil avant de redevenir impassible sous le regard de la Tutrice.

Après deux mois passés sous le tutorat exclusif de Carméla de Vaduze, Lisbeï avait été affectée à un groupe d’une dizaine d’étudiantes qui se retrouvaient presque toujours ensemble avec chacune des Tutrices qui leur avaient été assignées. Ce n’étaient pas toutes de futures récupératrices ou exploratrices. Ysande, de Gers, une Rouge laide et souriante de vingt années, pupille de Wardenberg, était là par simple curiosité entre deux périodes de Service ; c’était une Croyante discrète et assez paisible, une sorte de future Mooreï ; Livine, une récente Bleue de Wardenberg, aux caractéristiques cheveux blonds et lisses, se destinait à être évaluatrice ; elle touchait toujours les personnes à qui elle parlait, comme pour s’assurer de leur existence ou de la sienne. Fraine était une petite blonde râblée aux vifs yeux noisette dans un visage rond criblé de taches de rousseur ; toute jeune Rouge, également de Wardenberg, elle n’avait pas encore commencé son Service mais voulait bel et bien être plus tard une exploratrice-récupératrice ; elle profitait de sa dernière année de liberté complète pour prendre de l’avance sur sa formation ; elle devrait évidemment attendre d’être une Bleue pour mettre celle-ci à profit ; elle n’aimait pas attendre.

Elles s’étaient détachées tout de suite du groupe pour Lisbeï, parce qu’elles lui avaient adressé la parole les premières. Ysande, d’abord, qui lui avait dit bonjour avec régularité dès la première réunion ; Fraine ensuite, au réfectoire, venue s’asseoir près d’elle, avec un si évident soulagement de trouver une figure connue que Lisbeï n’avait pas pu ne pas lui sourire. Livine ensuite, venue un autre jour rejoindre Fraine. Lisbeï n’était pas une sauvage : elle répondait quand on lui adressait la parole. Et peu à peu, à l’heure des repas ou dans les couloirs de la Bibliothèque, avant ou après les réunions avec les Tutrices, à l’entrée ou à la sortie de la Schole, elle avait fini par avoir assez souvent de ces conversations humainement insignifiantes mais socialement nécessaires, ces rituels auxquels on peut participer de façon presque automatique sans être vraiment concernée : le temps, le menu du jour, les travers exaspérants ou comiques de telle ou telle Tutrice, la dernière nouvelle importante qui courait de bouche à oreille dans les niveaux ou les quartiers.

Il y en avait d’autres dans le groupe : trois autres Bleues, celle de Carrères, Amily de Kergoët et Marcie d’Anglade ; deux autres Rouges de Wardenberg près de la fin de leur Service, encore incertaines de ce qu’elles feraient une fois Bleues mais assez intéressées par la gestion et l’entretien des archives… Et il y avait aussi deux ou trois Bleus. Il y en avait assez à la Schole de Wardenberg pour que Lisbeï les ait remarqués assez vite. Ils étaient souvent originaires de la Citadelle, mais venaient aussi de nombreuses autres Familles. C’étaient quelquefois de simples curieux, mais la plupart venaient pour recevoir des formations techniques ou pour les perfectionner à la lumière de nouvelles découvertes – sauf tout ce qui touchait à la métallurgie, bien entendu. La recherche pure ne leur était pas officiellement interdite, mais peu s’y intéressaient dans les domaines où leur présence aurait suscité le moins de sourcils froncés – histoire, linguistique… Par ailleurs, les disciplines artistiques leur étaient ouvertes ainsi que les artisanats – sauf ceux qui nécessitaient la connaissance et la pratique de la métallurgie, évidemment, comme certains types de bijouterie. C’était dommage, sans doute : il y avait d’excellentes artisanes parmi les Bleus à Wardenberg et ailleurs ; il était cependant aussi exclu de mettre les hommes en contact avec la métallurgie qu’avec les armes qu’elle permettait de fabriquer, n’est-ce pas ?

Bien plus étonnant pour Lisbeï, qui y consacrerait davantage de place dans cette lettre à Tula, il y avait aussi des Rouges à la Schole, des mâles. Il y a même un Rouge dans le groupe ! C’est un petit de Verchères qui n’a pas encore été choisi et elles lui ont apparemment permis d’étudier en attendant à la Schole. Il s’appelle Dougall et il a déjà dix-sept années. Il est très timide…

« Comme Garrec », faillit ajouter Lisbeï, qui se ravisa. C’était pourtant à Garrec et à l’épisode avec Tula qu’elle avait pensé en percevant l’aura du jeune Rouge. Verchères était considérée comme la Famille la plus traditionaliste parmi les Progressistes. Dougall n’adressait jamais la parole en premier aux autres étudiantes, et quand elles lui parlaient (surtout celles de Wardenberg et de Kergoët), il leur répondait les yeux baissés, avec un mélange d’embarras et de respect que Lisbeï trouvait à la fois déconcertant et un peu comique. Il était blond, mince mais sans taille ni épaules, le teint brouillé ; de grands yeux noirs toujours cernés lui mangeaient le visage et il portait toujours des tuniques à manches longues fermées aux poignets.

Il y en a plusieurs à la Schole, et pas seulement de Wardenberg. Je n’avais jamais pensé qu’on pouvait laisser des mâles aller ailleurs que dans les Familles qui les ont choisis… En fait, elle ne s’était jamais demandé ce que faisaient les mâles qui n’étaient pas choisis tout de suite ou qui se trouvaient entre deux choix. Il devait tout de même y en avoir près de trois mille au Pays des Mères… Celui de Verchères veut devenir récupératrice. (Il y a des Bleus parmi les récupératrices ? Je me renseignerai.) Il y en avait, bien plus que parmi les exploratrices, mais ils étaient quand même très rares ; exploration et récupération visaient à retrouver des connaissances technologiques utilisables mais surtout du métal, et par une espèce de contamination dont Lisbeï soulignerait l’agaçante irrationalité, les hommes évitaient d’y participer.

D’autres noms, d’autres visages s’étaient ajoutés au paysage humain qui lui devenait lentement familier – mais n’étaient que cela, des noms, des visages : Merritt, Cardèn, Cise et Tonyn, les voisines de palier à la pension. Pour toutes, Lisbeï était « Litale ». « Comment t’appellerait-on ? » avait rituellement demandé chacune des nouvelles Tutrices, et Lisbeï, après une hésitation la première fois, avait répondu « Litale », comme c’était son droit. Heureusement, elle était la seule de cette province dans le groupe et la seule aussi à la pension.

Après la fin de la réunion, ce jour-là, Fraine et Ysande s’arrêtèrent près de Lisbeï, qui avait été chargée de reclasser les précieuses photographies dans leurs grandes boîtes avant de les rapporter dans leur section. Elles semblaient… embarrassées ? Fraine se racla la gorge :

« Une petite fête sera organisée après-demain soir pour l’anniversaire d’Ysande. Serait-il possible d’y être ? »

Lisbeï commençait à s’habituer au vouvoiement du frangleï, ainsi qu’aux tournures indirectes et impersonnelles souvent utilisées à Wardenberg, où les formalités étaient toujours observées, parfois même entre intimes – un autre héritage du passé obsidional. Serait-il possible : une invitation de simple politesse, sans doute. Mais l’aura de Fraine et d’Ysande disait autre chose…

Les perceptions particulières de Lisbeï avaient toujours fluctué selon les personnes ; elle avait d’ailleurs appris à les bloquer plus ou moins quand elle était entourée de trop de monde. C’était une sorte d’oubli, une barrière délibérée maintenue entre sa conscience et ses perceptions, plutôt qu’une barrière-miroir comme celle de Tula, mais c’était suffisant pour la vie en groupe. La plupart du temps, elle ne distinguait plus ce qu’elle apprenait à sa façon de ce que lui révélaient, comme à tout le monde, mimiques, gestes et intonations. Pour que sa faculté se rappelât à son souvenir, il fallait la présence d’une aura semblable à la sienne, comme celle de Tula, Selva ou Kélys (ou celle, moins claire, d’Antoné). Ou bien une forte émotion en contradiction avec le comportement gestuel. C’était le cas maintenant, avec l’émotion anxieuse de Fraine et d’Ysande.

Lisbeï fit un effort délibéré pour mieux percevoir. Oui, anxiété ou crainte ; malaise, en tout cas. Elles avaient peur de la voir accepter ? Mais Fraine ajouta, en baissant les yeux : « Ce serait vraiment un très grand plaisir. » Ysande renchérit. Il n’y avait pas à se tromper sur leur sincérité.

Lisbeï n’était que dans sa seizième année mais elle avait presque atteint sa taille adulte et elle était vraiment grande, surtout à Wardenberg où la moyenne était moins élevée que dans la plupart des autres Familles. Fraine lui arrivait à peine au menton mais c’était encore une adolescente. Ysande n’était guère plus grande que Fraine, à vrai dire, et n’avait que cinq années de plus que Lisbeï, mais elle avait déjà porté trois enfantes vivantes. C’était… eh bien, c’était une adulte ! Qu’est-ce qui pouvait bien l’intimider chez une jeune Bleue stérile de Litale ?

« Ce sera un plaisir de venir », répondit-elle, tirée de sa réserve habituelle par la surprise et la curiosité.

Dans la lettre courante à Tula, il y aurait seulement le résumé des arguments d’Edwina et des autres lors de la discussion à la Schole. Ce n’était pas la première fois que Lisbeï soulevait ainsi cette idée en réunion : les histoires étaient peut-être simplement un autre côté de l’Histoire. Les réactions étaient variées ; parfois on s’en amusait (comme Marcie) ; ou bien l’on expliquait patiemment à Lisbeï pourquoi il n’y avait guère de relation entre les deux (comme Edwina). Ou encore on la regardait d’un air étonné en demandant où elle allait chercher des idées pareilles. Seule la vieille Carméla de Vaduze avait souri, mais plus à la conviction de Lisbeï qu’à sa théorie : « L’Histoire se fait au fil des calendriers, petite, ceux des Harems, ceux des Ruches, le nôtre, avait-elle dit, pensive ; mais les histoires sont hors du temps. »

Où sont les histoires, avant d’être des histoires ? Tu ne t’es jamais demandé d’où elles venaient, toi, Tula ? Peut-être pas, puisque c’était moi qui te les racontais ; tu croyais que je les inventais, quand tu étais petite… Mais ce n’était pas toujours moi et ce n’étaient pas non plus les gardiennes. « Il y a une île au cœur du monde où vit la Mère de toutes les histoires. Elle est très, très ancienne, ou plutôt elle n’a pas d’âge, puisque c’est d’elle que sont nées, naissent et naîtront toutes les histoires. Elle les envoie dans le vent comme des graines, et quand les histoires touchent terre, elles prennent racine. » D’après Carméla, c’est l’histoire qu’on raconte à Wardenberg pour expliquer les histoires, une sorte de variante de la Tapisserie d’Elli, en fait. Mais c’est joli aussi, n’est-ce pas ? Et au moins cela explique pourquoi les histoires apparaissent soudain, comme toutes faites.

Lisbeï mordilla sa plume un moment, les yeux au loin ; dans la seconde partie du carnet de Halde, il y avait pourtant des histoires comme en train de se faire, avec toutes ces ratures et ces reprises… N’y avait-il pas justement celle de la Géante aux cent bras ? Il aurait fallu vérifier mais Selva avait confisqué les quelques traductions faites à Béthély, et le carnet était sous clé à Wardenberg jusqu’à ce que la Décision fût prise. Il y en avait bien des copies ; Antoné, dans sa retraite toujours muette après plus d’une année, devait en détenir une, comme les vingt Auditantes. Mais personne d’autre n’y aurait accès avant la Décision.

Je suis allée jeter un coup d’œil à ce cycle de Pimprenelle dont je n’avais jamais entendu parler et devine quoi ? « La Princesse et le Génie » en fait partie, sous une forme assez différente (le Génie sort d’une bouteille, par exemple, et on arrive dans la caverne par en haut, au moyen d’une trappe) ; il y a seulement les trois énigmes du Sang. Et au lieu d’avoir « des soldâtes dont les bras repoussaient à mesure qu’on les leur coupait », la Princesse a « des enfantes dont les blessures guérissaient à mesure qu’on les leur infligeait » ; bien entendu, elle gagne aussi à la fin, mais elle ne retourne pas dans la caverne et le Génie finit par s’évaporer d’ennui dans sa bouteille.

C’est vrai que tout ce cycle ne parle que de filles transformées en garçons, d’abord Pimprenelle, puis ses sœurs, puis leurs filles… L’interprétation d’Edwina semble raisonnable. Quand être une femme c’est être une esclave condamnée aux travaux forcés à perpétuité, je suppose qu’on peut se consoler en imaginant des histoires où l’on se transforme en homme. C’est quand même curieux que toutes ces conteuses des Harems n’aient jamais imaginé Pimprenelle s’alliant à ses sœurs pour renverser la tyrannie de leurs maîtres. Mais peut-être aussi que les Chefs des Harems n’auraient pas laissé circuler ce genre d’histoire, seules les versions les plus « irréalistes » ont eu le droit de survivre…

Il y a quand même un autre détail, commun à tout le cycle, qui m’a frappée : on mentionne constamment la bonne santé de Pimprenelle et de toute sa famille. Elles ne sont jamais malades, on les bat affreusement mais elles guérissent très vite… Il y a même une histoire où une fille de Pimprenelle est considérée comme une sorcière parce qu’elle n’a pas eu la peste comme tout le monde. On essaie de la brûler mais on n’y arrive pas tout de suite, il faut tout le temps ajouter du bois sur le feu. Mais la Maladie n’existait pas, au temps des Harems. Selon Antoné, les premiers cas datent d’il y a une centaine d’années et le taux de mortalité était presque de cent pour cent, au début. La variante non létale de la « Maladie » n’a commencé à se répandre que depuis une quarantaine d’années.

C’est peut-être un cas où la réalité a rejoint la fiction. Si on reprend l’approche d’Edwina, si les contes sont essentiellement une façon de compenser la réalité et si on considère l’incroyable dureté de la simple vie physique des femmes (de tout le monde, en fait) à l’époque des Harems, il serait normal pour elles d’avoir donné une imperturbable résistance physique à leur héroïne et à tous ses doublets. Les bras qui repoussent et les blessures qui guérissent instantanément s’expliqueraient très bien dans cette perspective : une amplification fantaisiste mais en même temps complètement logique…

C’était une idée séduisante, et Lisbeï rêva un moment en mordillant son porte-plume. Puis elle reprit : « Quelque chose de fantaisiste et en même temps de complètement logique ». On peut pousser les choses très loin avec cette formule… D’ailleurs, on peut le faire même avec un point de départ non fantaisiste. Celles qui ont eu la Maladie ne sont effectivement plus malades ensuite, on peut très bien extrapoler à partir de là, de plus en plus loin du point de départ, à partir de ce que Kélys… Non, elle n’avait pas parlé à Tula de cette conversation avec Kélys près des pierres bleues des Mauterres. Elle raya « Kélys » avec soin :

… ce qu’Antoné dit aussi des mutations. SI la Maladie est bien une mutation favorable et SI les survivantes sont pourvue de capacités accrues de lutte contre les autres maladies ou même de guérison accélérée des blessures, comme ce serait le cas pour mon bras ou ton pied, par exemple, pourquoi ne pas imaginer une suite au processus ? Le temps passe, des mutations de plus en plus favorables se développent et nos descendantes deviennent comme les enfantes de Pimprenelle ! Pas avec des bras qui repoussent, mais…

Et pourquoi pas ? Y avait-il une différence qualitative entre réparer plus vite les cellules des os d’un bras et faire repousser un bras ? Était-ce un de ces cas où le quantitatif, poussé à sa limite, devenait du qualitatif ? Mais les contes ne s’embarrassaient sûrement pas de ce genre de problème.

Pas avec des bras qui repoussent instantanément, mais au bout d’un certain temps – comme la queue des lézards : ça existe déjà dans la nature ! Après tout, Si notre corps sait comment réparer les cellules de notre épiderme quand nous nous coupons, parce qu’il en a le plan quelque part, il peut bien en faire autant pour un bras ou une jambe. Ça prendrait plus de temps, c’est tout. Et sans doute de la matière première brute, parce qu’on n’a rien sans rien, il faudrait bien le créer avec quelque chose, ce nouveau bras. On se gaverait et le corps prendrait là l’énergie nécessaire. Ou alors, il faudrait que le corps prenne son énergie sur lui-même et on perdrait un bras pour en faire repousser un !

Tula aurait aimé cette histoire-là, au temps de la garderie. C’était juste assez délirant et juste assez logique. Cette image du bras qui repousse d’un côté en se résorbant de l’autre… Mais non, logiquement, le corps prendrait de l’énergie, brûlerait de la matière, dans l’ensemble du corps. Et alors quoi ? La personne maigrirait énormément, elle n’aurait plus que la peau sur les os… Non. Inefficace. Le corps s’y prendrait mieux : il ferait rétrécir la personne au fur et à mesure, en se nourrissant de l’excès de peau et d’os, et elle se retrouverait plus petite, mais avec ses deux bras ! Oh, parfait ! Et inversement, plus on mangerait et plus on deviendrait grande et grosse. Des créatures élastiques ! La voilà, votre Géante aux cent bras ! Ça réglerait même le problème des transformations de Pimprenelle et compagnie en hommes plus grands et plus gros qu’elles – mais il faudrait ajouter des orgies de nourriture aux contes… Et pendant qu’on y est, pourquoi se limiter à des hommes, d’ailleurs ? On pourrait se transformer… en chevale ou en ourse – ou en papillonne !

Sans doute pas en papillonne. Où passerait toute cette matière en trop ? Une grande déflagration ? Non. Ne pas oublier les leçons d’Antoné : il y aurait conservation de la masse, compte tenu de la partie convertie en énergie utilisée pour la transformation. Une ourse ou une chevale, mais pas énormément plus grosse que le corps de départ. À moins de se gaver à en éclater, donc, toujours possible, mais restons raisonnable dans notre folie. D’ailleurs, comment penserait on, une fois devenue papillonne ? Comment pourrait-on se retransformer en humaine ? SI, bien sûr, c’était du cerveau que cela partait… Le choix serait limité aux animales assez grosses pour avoir un cerveau de la taille humaine ou à peu près… Et les petites qu’elles feraient quand elles seraient des animales, elles seraient comment ? Animales ? Humaines ? Un peu des deux ? Dans quelles proportions ? Lisbeï se mit à rire : non, là, ça n’allait plus du tout…

Et comment une créature pareille arriverait-elle à naître, pour commencer ? À croître dans le ventre de la mère ? Si la mère se transforme pendant qu’elle est enceinte, qu’est-ce qui arrive au fœtus ? IL faudrait supposer que la mère ne veut pas, ou ne peut pas, se transformer pendant neuf mois. Ou alors, elle fait pousser le fœtus plus vite ? Et ensuite, comment l’élève-t-on, cette enfante ? Qui l’élève ? Des créatures qui ont une capacité pareille de transformation… Elles n’auraient pas vraiment besoin de se protéger des intempéries, elles pourraient se nourrir d’à peu près n’importe quoi… Elles n’auraient pas vraiment besoin les unes des autres pour se protéger des animales, non plus. Mais c’est pour tout cela que les sociétés se sont créées, n’est-ce pas, Carméla ? Des créatures comme celles-là, alors, n’auraient pas besoin de créer de société. Elles seraient complètement autonomes. Pas de société, pas de culture, pas de groupes pour élever les enfantes. Mais elles feraient quand même des enfantes, si l’instinct génésique est aussi fort que le disait Antoné. Des groupes ponctuels, alors, pour élever les enfantes ? Mais si les enfantes ont les mêmes capacités que les adultes, elles n’auraient peut-être pas besoin des adultes, elles seraient autonomes aussi dès la naissance…

Lisbeï releva la tête, étonnée de la pénombre. Quelle heure pouvait-il bien être ? En secouant la tête, incrédule et amusée, elle considéra les feuillets noircis éparpillés sur la table. Elle s’était encore laissée emporter par ses histoires !

Mais le temps de la garderie était passé. Tula n’aurait sûrement guère de patience pour ce genre de choses aujourd’hui. La future Mère de Béthély devait avoir bien d’autres préoccupations. Avec un soupir, elle relut ce qu’elle avait écrit. C’étaient des fantaisies plutôt puériles. Mais elle ne raturerait pas. Elle avait décidé dès le début de ne jamais raturer, sauf un mot ici ou là. Elle réfléchit un moment sur la façon de revenir sur terre, puis reprit :

Évidemment, si les conteuses qui ont inventé Pimprenelle essayaient de compenser en imagination le manque de naissances mâles, comme le suggère Edwina, elles n’ont pas réfléchi assez : si toutes les filles se transformaient en garçons, nous serions bien avancées ! En fait, elles avaient déjà la mentalité des Ruches, ces femmes des Harems : on change en inversant tout et on s’imagine que cela va résoudre le problème. Nous n’en sommes plus là et c’est pour cela que ce cycle de contes est pratiquement « mort », comme le disait Edwina. Nous pensons autrement aujourd’hui.

Vraiment ? Lisbeï considéra sa dernière phrase, aussitôt sceptique. Elle en avait déjà eu l’intuition à Béthély, mais vivre à Wardenberg, avec son regard d’étrangère, lui montrait chaque jour davantage comment le passé se survivait, même en changeant de forme jusqu’à ne plus être reconnaissable. Toutes ces coutumes, ces traditions, aussi mortes en fait que les histoires de Pimprenelle, mais qui existaient encore, tirant leur autorité de leur ancienneté, de l’habitude. Comme bientôt, les fêtes de la mi-avrilie, la fête d’Ister, cet avatar d’Ilshe en Baltike, et les œufs qu’on s’y offrait sous des dizaines de formes différentes. Ou celles de la fin-décème, avec leurs guirlandes, leurs décorations aux couleurs vives, leurs chorales enfantines qui passaient dans les rues : un souvenir du temps où la nouvelle année commençait là, en ce mois de janvier qui datait le testament de Halde, et non avec le solstice d’hiver, au début d’ellième. Avec un bâillement, Lisbeï referma sa bouteille d’encre et rangea son porte-plume. La gazole était presque éteinte. Demain, elle parlerait de tout cela à Tula. Les bizarreries de Wardenberg constituaient un meilleur sujet pour une future Mère, et les livres de Mooreï n’étaient pas tous à jour sur la question.

 

* * *

 

Ysande vivait au Premier Niveau, dans le Quartier six du Quadrant Ouest, avec la famille à qui elle avait été confiée comme pupille douze années plus tôt : selon la coutume du Pays des Mères, on fêtait la date de son arrivée comme si c’était celle de sa naissance – et selon la coutume de Wardenberg, ces deux dates se trouvaient dans le même mois : ainsi arrangeait-on l’arrivée des pupilles dans leur nouvelle famille.

Lisbeï trouvait étrange de penser « famille » et de savoir que le terme n’avait pas les mêmes connotations pour elle que pour Fraine ou Ysande. À Wardenberg, quand on voulait parler de l’ensemble de la Citadelle, de son territoire et de ses Boutures avoisinantes ou lointaines, on disait « la Famille » et chacune savait que cela s’écrivait avec une majuscule. Mais si on disait « ma famille », il s’agissait de la sous-Lignée à laquelle on appartenait, c’est-à-dire de l’ensemble des personnes avec qui l’on vivait dans son quartier, et plus précisément encore du groupe de personnes avec qui l’on vivait dans son « bloc », son « immeuble » ou sa « maison ». La famille d’Ysande occupait ainsi tout un édifice de quatre étages visiblement construits à des époques différentes et qui grimpaient les uns sur les autres (les uns autour ou au travers des autres, semblait-il) d’une façon tout à fait curieuse, mais, décida Lisbeï après un temps de réflexion, plutôt plaisante. L’intérieur lui rappelait un peu le plan mental qu’elle avait porté en elle, enfante, des quatre premiers étages de la Tour Ouest et en particulier du troisième et de la Bibliothèque, avec leurs communications compliquées par trappes, escaliers dérobés, changements de niveaux et couloirs tortueux.

Elle y fut accueillie par une volée de petites Vertes rieuses qui l’entraînèrent au premier étage. Il y en avait de vraiment très jeunes, quatre années, peut-être même moins. Les marches des escaliers étaient bien plus larges que hautes, était-ce fait exprès pour les petites ? Lisbeï savait que les garderies rigidement séparées du reste de la communauté étaient une institution particulière à la Litale ; elle avait déjà eu l’occasion de voir dans les ruelles des enfantes qui, à Béthély, auraient encore été des mosta invisibles, mais qui, à Wardenberg, allaient chaque jour aux petites scholes de leur quartier, appelées « klinescholes ». Elle n’avait pas encore vu de toutes petites mosta, des bébés : elles restaient à la maison jusqu’à trois années ; il n’y en avait pas à la pension de Merritt où vivaient uniquement des Bleues étrangères à Wardenberg.

Et à l’étage d’Ysande, il y a les enfantes de ses sœurs immédiates et de sa compagne, mais aussi les siennes ! Elle est venue m’accueillir, une bébé d’à peine deux années sur un bras et une autre accrochée à son autre main. (Ça fait trop bizarre de dire « un bébé », comme elles le font à Wardenberg. Le frangleï est vraiment une langue archaïque !) C’était une véritable garderie, là-dedans, il y avait au moins une dizaine de petites entre deux et cinq années ; et il y en a encore trois autres, dont un garçon, de sept à neuf années, mais elles étaient à la klinescholes ; les trois sœurs d’Ysande ont six ou sept années de plus qu’elle et les deux plus âgées, Luci et Karin, devraient avoir une autre enfante dans deux et cinq mois. Elles ont un bon taux de survie, dans cette Lignée (… cette sous-lignée… cette sous-sous-Lignée… enfin, cette famille »). Mais, tout de même, comment font-elles pour vivre avec les toutes petites continuellement ? Il a dû en mourir au moins une quinzaine, sinon plus… Nous n’en avons pas parlé, pas lors d’une première visite – ce n’est quand même pas le genre de sujet qu’on aborde en premier avec une étrangère, surtout à Wardenberg. D’ailleurs, elles ont dû se rendre compte de mon malaise ou du moins de ma surprise, car elles m’ont tout de suite envoyée au troisième, où avait lieu la fête. Ysande est venue nous rejoindre un peu plus tard, après avoir nourri sa dernière. Elle-même, au sein ! J’en ai encore l’esprit tout chaviré. Ce doit être en cela que Wardenberg ressemble le moins à Béthély !

Et pourtant, l’ambiance générale n’était pas si différente, en fin de compte ; des moyens différents pour la même fin ? Le partage, la chaleur, l’affection… moins prononcées, peut-être ? Mais plus… personnalisées ? On pouvait voir au premier coup d’œil qui était l’enfante de qui, sans tenir compte des éventuelles ressemblances physiques. Lisbeï cherchait en vain cependant sur les visages, dans les auras, les marques qu’aurait dû laisser, lui semblait-il, la perte de toutes les petites disparues en bas âge. En vivant avec leurs enfantes depuis leur naissance, les femmes de Wardenberg pouvaient-elles être aussi fatalistes, aussi endurcies que celles de Béthély ?

Ce ne serait pourtant pas pour cet étonnement que Lisbeï se rappellerait cette première soirée avec Fraine et les autres étudiantes invitées à la fête d’Ysande.

Il y en avait déjà plusieurs quand elle entra dans la grande pièce pleine de guirlandes et de lampes allumées (l’après-midi de ce début d’avrilie touchait à sa fin et il commençait à faire sombre). Elle reconnut la moitié du groupe de la Schole, les plus jeunes (et le petit Dougall était là assis dans un coin, silencieux), ainsi que plusieurs autres étudiantes aperçues ici ou là à la Schole en compagnie de Fraine ou d’Ysande ; une dizaine d’autres étaient des inconnues, plusieurs jeunes Rouges comme Fraine, trois ou quatre Bleues apparemment assez jeunes aussi, toutes de Wardenberg. Les conversations étaient déjà bien engagées et plusieurs bouteilles déjà vides, alors que les abondants plateaux de nourriture n’avaient pas encore été vraiment entamés. Quelqu’une débarrassa Lisbeï de son manteau et de la sacoche où se trouvait le cadeau pour Ysande, une autre lui donna d’autorité un verre à pied rempli d’un vin pétillant, sans doute le célèbre zirfell de Wardenberg – on n’en buvait nulle part ailleurs car il ne poussait pas assez de raisin sur les terrasses de la Commune de Zirfell pour élargir l’échange à d’autres Familles que la Famille-mère. Lisbeï se retrouva au milieu d’inconnues à l’extrémité d’un grand divan bas poussé contre le mur sous des fenêtres aux vitraux colorés. Au moins, elle avait un accoudoir, et elle s’y appuya, la tête déjà un peu bourdonnante de la proximité de tant de monde et du bruit que faisaient les conversations, même à mi-voix, comme c’était la coutume à Wardenberg où personne ne criait jamais après l’âge de quatre années – du moins pas les personnes bien élevées, et de ce point de vue, tout Wardenberg l’était : quand on est obligée de vivre pendant près d’un siècle dans un entassement sans issue, on apprend à réduire les causes de friction.

C’était une expérience toute nouvelle pour Lisbeï, sa première véritable sortie en société depuis son arrivée cinq mois plus tôt et, à vrai dire, elle ne savait pas trop si elle avait eu raison d’accepter l’invitation d’Ysande. De quoi pourrait-elle bien parler avec les inconnues qui l’entouraient – ou même celles qu’elle connaissait un peu ? De la Schole et des études ? Certainement pas le meilleur sujet. De la vie à Wardenberg ? Elle la connaissait trop peu ou la voyait d’un point de vue certainement trop étranger. Le plus sûr était de se contenter d’écouter et de ne parler que si on lui adressait la parole – et même alors, de répondre avec circonspection.

Mais peut-être Fraine et Ysande avaient-elles prévenu les autres de sa réserve, ou peut-être était-elle protégée par la politesse infaillible de Wardenberg : on lui demanda seulement si elle voulait des amuse-gueule et du vin (oui ; cela occupait les mains et la bouche) et son avis sur la dernière pièce à la Cour Bleue (elle ne l’avait pas vue) ; pour le reste, on sembla se contenter de mimiques variant selon la question débattue près d’elle : participation accrue à la construction des bateaux de Brétanye pour l’exploration à l’Ouest (le principe avait finalement été accepté à l’Assemblée de Béthély ; les pourparlers sur les détails avait été renvoyés aux Familles) ; ou longueur et décoration correctes des épaisses sur-tuniques sans manches qui étaient la rage cette hiverne-là à Wardenberg. Le zirfell aidant, elle commençait à sombrer dans une aimable somnolence, quand le mot « Décision » flotta vers elle de l’autre côté de la pièce à travers un trou de silence aléatoire dans les conversations du divan.

Bon, un sujet qui l’intéressait vraiment. Elle abandonna sa place assise avec un peu de regret, se leva et navigua avec quelque difficulté jusqu’au mur d’en face ; elle s’y appuya avec une nonchalance étudiée près du groupe de Rouges et de Bleues qui parlaient, en effet, de la Décision, du carnet et de l’Assemblée.

Et d’« elle ».

Lisbeï ne comprit pas tout de suite l’identité de ce « elle » qui revenait sans cesse. Il devait s’agir de Halde. Une jeune Rouge anonyme la considérait au mieux comme une victime manipulée et au pire comme une menteuse faussaire ; une autre jeune Rouge – Fraine – la défendait avec acharnement comme une championne de la vérité :

« … et ce n’est sûrement pas faute d’avoir essayé. Je suis sûre qu’elle a eu toute sa Famille sur le dos…

— Elles étaient au courant, alors.

— Elles étaient sûrement au courant : ça m’étonnerait qu’on puisse creuser un trou pareil sans que personne s’en rende compte, dans une Famille comme Béthély ! »

Lisbeï sursauta violemment, déguisa son sursaut en changement de position contre le mur.

« … ce que je veux dire, c’est qu’elle a tenu malgré tout. Pensez-y un peu ! Dans la situation où elle se trouvait… Mais personne n’a pu la faire taire… »

Personne n’a essayé de me faire taire. Elles ne savaient même pas ce que je voulais faire !

« … la vérité qui serait restée sous le boisseau ! »

On ne voulait pas la cacher éternellement, seulement attendre après l’Assemblée !

« … même les interventions hystériques des Juddites… »

Hystériques ? Elles n’étaient pas vraiment hystériques…

« … le lâche silence de Béthély… »

Lâche, lâche… elles avaient leurs raisons…

« Mais enfin, Fraine, comment peux-tu l’approuver ? Elle a embarrassé sa Famille, retardé des pourparlers importants et provoqué une Décision sur ce qui est peut-être un faux ! Et pourquoi ? Parce qu’elle voulait se venger de ne pas pouvoir être la Mère ! »

Le zirfell y est sûrement pour beaucoup. Il me semblait qu’elles ne parlaient pas vraiment de moi. Et puis, elles ne pouvaient pas parler de moi en ma présence comme si je n’étais pas là, n’est-ce pas ? J’avais complètement oublié qu’elles ne savaient pas mon vrai nom. J’étais… stupéfaite. Et fascinée, aussi. C’était la première fois que j’entendais mon histoire racontée par une autre que moi. Il y avait une histoire à Wardenberg et sans doute dans tout le Pays des Mères, avec moi dedans comme personnage. Par moments, j’avais bien envie de crier que non, ce n’était pas comme cela, je n’étais pas comme cela, et en même temps… Je me voyais de leur côté – du côté de la Rouge qui était contre et aussi du côté de Fraine qui était pour. Et elles avaient toutes les deux tort !

Ou toutes les deux raison ? (Lisbeï hésita, mais non, elle ne raturerait pas cette ligne.) Pourtant, aucune de ces deux Lisbeï n’était moi, il me semble.

Elle s’arrêta de nouveau. Non, c’était absurde ! Elle savait bien que le carnet n’était pas un faux ! Mais ce n’était pas faux non plus de dire qu’elle avait embarrassé sa Famille et qu’elle l’avait fait… pas pour « se venger », bien sûr, mais… en connaissance de cause, n’est-ce pas ? Elle savait dans quelle position elle mettrait Béthély en révélant tout comme elle l’avait fait. Elle écrivit lentement : Ou bien les deux Lisbeï étaient vraies ?

Et puis, elle pouvait bien se permettre d’être complètement honnête maintenant : J’ai eu très peur en me levant pour parler à l’ouverture de l’Assemblée, mais ce n’était pas une peur sans mélange. Il y avait du plaisir aussi – le plaisir de dire la vérité comme elle devait être dite, malgré les autres et leur prudence. Je peux admettre en partie le personnage inventé par la Rouge inconnue, tout comme la Lisbeï de Fraine n’est pas fausse non plus. J’ai plus de mal à accepter la Lisbeï de Fraine, pourtant – trop flatteuse, trop héroïque, trop sûre d’elle-même. C’est un peu comme la Garde de Hallera : rayonnante de force et de bonté, mais surtout sans incertitude. Quel mérite a-t-elle ? Celle de Halde, à ce que je me rappelle de la traduction, est bien plus humaine, bien plus réelle… et donc, en conséquence, sa divinité l’est davantage aussi.

Tula comprendrait bien qu’elle ne se comparait pas à Garde. C’était seulement une autre illustration de ces paradoxes qui la fascinaient, comme le cube de Mooreï : quand les extrêmes, tout d’un coup, au lieu de s’opposer, se touchent.

Elles ont continué à discuter ainsi pendant un moment et puis Fraine s’est tournée vers moi pour me demander ce que j’en pensais. J’aurais dû m’y attendre, mais j’avais bu et je les écoutais, j’avais oublié un peu qui j’étais, je crois bien. Je leur ai dit que l’Arbitre déciderait, et j’ai bien senti qu’elles étaient déçues. « Mais toi, qu’est-ce que tu en penses, Litale ? L’Arbitre ne pense pas à notre place, elle choisit la première, c’est tout. » C’était un peu ce que m’avait dit Kélys. C’était curieux de me demander ce que j’en pensais – encore l’effet du zirfell, peut-être, mais même maintenant je trouve cela curieux. Parce que je ne sais pas trop ce que j’en pense, si j’essaie de me mettre de côté. Si j’étais quelqu’une de Litale jamais devenue Rouge, comme Lisbeï, mais si je n’étais pas Lisbeï, qu’est-ce que je penserais de tout ça ? Évidemment, ce n’est pas vraiment possible de le savoir. Mais, le zirfell aidant, j’ai essayé.

« Je crois qu’elle ne se rendait pas tout à fait compte des conséquences. D’un autre côté, qu’est-ce qu’elle aurait pu faire d’autre ?

— On ne sait jamais toutes les conséquences. On ne ferait jamais rien si on savait, dit une Bleue dont Lisbeï ne se rappelait plus le nom.

— Elle aurait peut-être dû mettre sa Famille au courant, quand même, dit une autre.

— Sa Famille ! »

L’éclat de haine et de chagrin qui accompagnait cette exclamation sourde était si intense qu’il traversa le brouillard du zirfell, et Lisbeï chercha des yeux qui avait parlé. Dougall ? Elle ne l’avait pas vu se mêler au groupe mais il était là, un peu à l’écart comme d’habitude.

« Tu crois qu’elles étaient au courant ? demanda Fraine, inconsciente des émotions qui bouleversaient le jeune Rouge.

— Qu’elles aient été au courant ou pas, de toute façon, ça ne change rien. Ça leur est bien égal, aux Familles, toutes ces histoires-là. Tout ce qui compte, c’est combien de têtes de bétail elles ont à échanger au moment du Choix. Et Lisbeï ne pouvait plus en faire partie, alors elles l’ont laissée tomber. »

Il y eut un silence. Lisbeï aurait bien voulu penser avec un léger dégoût « il est ivre », pour oublier la sortie du jeune Rouge et continuer la discussion comme si de rien n’était, mais il était tout près d’elle, et elle le percevait trop bien. Une telle rancune, une telle souffrance… il ne devait pas s’agir de Béthély du tout. Dougall ne parlait pas de Béthély.

« Nous ne sommes pas du bétail », dit-elle enfin en l’observant avec attention – c’était difficile de lire l’expression de son visage dans la pénombre, ses émotions parlaient bien plus clair et elle y revint : oui, c’était bien ce mot-là qui était la clé.

« Du bétail, répéta Dougall. Les mâles, les pupilles : du bétail. »

Il était désespéré, maintenant. Il savait qu’il avait tort de continuer dans cette voie mais il allait continuer, il y avait une sorte de satisfaction perverse, douloureuse, dans son obstination. Il voulait… se faire mal ? Quoi, parce qu’il n’avait pas encore été choisi ?

« Je ne me suis jamais considérée comme du bétail, dit lentement Ysande. Puisque je peux donner des enfantes au Pays des Mères, je les donne, c’est la moindre des choses pour ce qui m’est donné. J’ai sûrement gagné à l’échange, quand on m’a envoyée à Wardenberg. »

Les réactions du groupe n’étaient pas celles que Lisbeï aurait attendues : étonnées, oui, et empreintes d’un certain malaise, mais pas totalement… scandalisées. Les autres ne percevaient pas les émotions de Dougall, pourtant. Mais elles étaient prêtes à l’écouter, comme si ce n’était pas le simple déguisement d’une blessure personnelle en théorie générale.

« Quand même, dit Fraine, une enfante toutes les deux années pendant quinze ou seize ans…

— Les faits sont les faits, dit une autre Rouge anonyme. Il n’en survit pas assez et il n’y a pas assez de garçons. On ne peut pas sortir de là. Les choses qui échappent à notre contrôle, il faut bien vivre avec.

— Ça pourrait être pire, remarqua une autre. La période de fertilité pourrait durer plus longtemps. Au moins, après une quinzaine d’années, on peut commencer à vivre.

— Vous pouvez commencer à vivre ! » dit Dougall. Lisbeï constata avec étonnement que personne ne relevait la violence de cette remarque. On semblait plutôt la comprendre. Comprendre quoi ? Quand les mâles devenaient des Bleus, ils étaient aussi libres que les autres.

« Qu’est-ce qui t’empêchera de vivre ? » dit-elle, avec une curiosité sincère.

C’étaient les autres qui étaient étonnées, maintenant, en se tournant vers elle. Puis Livine lui toucha le bras en disant : « C’est vrai, tu es de Litale », comme si c’était une excuse.

Mais elle voulait seulement dire : vous n’avez pas beaucoup d’occasion de rencontrer des mâles. Et c’est vrai qu’à Wardenberg il y en a bien davantage, enfin, des hommes en général Non seulement leurs Verts et leurs Rouges pas encore en Service, et leur vingtaine de Rouges en résidence, mais leurs Bleus – presque tous leurs Bleus reviennent, tu sais ? Et puis les Bleus en visite, ceux de la Schole ou les autres. Il y a toujours au moins quatre cents ou cinq cents hommes à Wardenberg. Et surtout, ils ne vivent pas à l’écart comme nos Verts ou nos Bleus. Ils vivent dans les quartiers avec tout le monde. Alors, évidemment, elles ont plus que nous l’habitude d’en voir. Elles les connaissent mieux. Par exemple, Ysande connaît le géniteur de sa dernière, je veux dire, en dehors du Service. Il paraît que c’est assez courant, que c’est normal, je veux dire.

Mais elle n’avait pas compris tout de suite, pour Dougall. Elle avait seulement pensé que les autres en savaient plus qu’elle, ce qui les rendait plus tolérantes envers le jeune Rouge et plus généralement envers les hommes.

« Ce qui m’empêche de vivre ? dit Dougall, ce qui nous empêche de vivre ? Le Service ! Être un Rouge et ne pas être choisi. Ou être choisi et devoir partir tout le temps. Devenir un Bleu et n’avoir plus nulle part où aller. N’avoir qu’une seule utilité dans l’existence et ne servir à rien après !

— Mais ce n’est pas vrai, Dougall, protesta Ysande, désolée – et Lisbeï eut l’impression que ce n’était pas la première fois qu’elles avaient cette conversation. Nous contribuons toutes à la Tapisserie, avant, pendant, après, tout le temps ! Ce que tu fais à la Schole, ce que tu apprends, tout ce que tu es, ce n’est pas « rien » !

— Pour vous, peut-être, murmura le Rouge.

— Elles t’ont laissé venir à la Schole, quand même, à Verchères, dit Fraine.

— Elles l’ont laissé, oui, parce qu’on leur a tordu le bras ! intervint Livine.

— Mais le fait est qu’il est là, insista Fraine.

— Et si jamais il est choisi, il devra tout lâcher et partir. Et de toute façon, il ne peut pas étudier ce qu’il veut vraiment. »

Il n’y avait pas d’homme communicatrice, bien sûr. Du coup, la conversation dériva sur tout ce que les hommes ne pouvaient pas faire, et pourquoi, et si on avait laissé les Verts et les jeunes Bleus participer à davantage d’épreuves aux Jeux, pourquoi ne pas les laisser entrer dans toutes les sections non techniques à la Schole, oui, mais où est-ce qu’on arrête, après, on les laisse devenir Mémoires ? Et comme Lisbeï participait à la conversation – en contrôlant encore mal son frangleï parlé, à l’époque – quelqu’une remarqua son usage des terminaisons féminines là où, pour les hommes, les autres utilisaient des terminaisons masculines : historien, patrouilleur, chercheur, enfant, bébé, médecin… Elle répliqua que le frangleï contenait plus d’archaïsmes que les autres langues du Pays des Mères. Livine, en plaisantant à demi, dit que le frangleï contenait simplement moins de reliques contradictoires des Ruches et de leur application fanatique à refaire le monde de toutes pièces comme si rien n’avait existé avant elles. « Pourquoi disons-nous « Elli pleut », mais « il y a » ? Pourquoi « été » au masculin alors que les trois autres saisons sont au féminin ?

— Parce qu’après les Ruches, justement, on a repris le passé en considération », dit Lisbeï avec plus de calme qu’elle n’en ressentait. (Mais vraiment, pourquoi s’entêter ainsi à se mettre du côté où elle n’était pas ? Elle était d’accord avec Livine sur les illogismes linguistiques du Pays des Mères ! Elle avait seulement voulu dire que ceux de Wardenberg étaient différents !) « Finalement, ce sont les usages et non les décrets qui ont modelé nos langues. On finira peut-être par reféminiser « été », d’ailleurs. Et je n’ai rien contre Elli avait. »

La conversation s’éloigna encore davantage de Dougall, au grand soulagement de celui-ci que la conscience de sa propre audace semblait avoir subitement rattrapé : les considérations historico-linguistiques étaient bien moins compromettantes. Il manifesta des connaissances étendues qui surprirent Lisbeï. Dans le feu de la conversation et la chaleur de la pièce bourrée maintenant de monde, il remonta les manches de sa tunique et Lisbeï put voir alors deux marques longitudinales, un peu plus sombres que sa peau, à l’intérieur de ses poignets. C’est seulement en racontant la soirée à Tula qu’elle comprit de quoi il devait s’agir.

Wardenberg est tellement différente. Il me semble que je n’en viendrai jamais à bout. Chaque fois que je commence à m’habituer, une autre couche de bizarreries, enfin, de nouveautés, apparaît en dessous. Un peu décourageant. Et comme le petit Dougall est tout le temps avec nous maintenant, en dehors de la Schole, ce n’est pas comme si je pouvais l’oublier. Ça ressemble un peu à ce que tu as vécu avec Garrec, peut-être ? Sauf qu’à la garderie, ça ne pouvait pas être vraiment la même chose que de grandir avec des Verts dès le début, comme elles font ici. Mais tu vois, je comprends mieux, maintenant, les fois où tu parlais de Garrec, ou des garçons, ou des hommes en général. Tu ne le faisais pas souvent mais ça me déconcertait toujours. Comme la fois où tu as voulu aller voir le Bleu de Névénici, tu te rappelles ? C’est seulement maintenant que je comprends pourquoi tu voulais aller le voir. C’était quand même après… Ou était-ce avant ? Je ne me rappelle plus. À l’instant, quand j’y ai pensé, je me suis dit que c’était après avoir vu Selva avec Aléki, mais je me rends compte que ce devait être avant…

Mais on ne pouvait pas avoir peur de Dougall. Il était trop timide, trop discret, trop… malheureux, aussi. Et c’était vrai qu’on s’habituait à la présence fréquente d’un garçon, d’un homme. (Comment appelait-on un jeune Rouge de dix-huit années non choisi ? « Un jeune homme » ?) Même si cette présence laissait parfois Lisbeï contrainte et embarrassée, car elle ne savait comment elle devait parler lorsqu’il était là : la conversation à la fête d’Ysande l’avait rendue trop consciente des biais linguistiques contradictoires de Wardenberg, où l’on disait couramment au féminin, comme partout au Pays des Mères, que les femmes et les hommes étaient toutes égales en Elli, mais où l’on décourageait les hommes d’être médecins ou historiens. Elle déciderait finalement d’imiter l’usage courant, mais elle ne serait jamais à l’aise : elle arrivait mal à s’accommoder des contradictions qui ne se résolvaient pas en paradoxes.

 

* * *

 

Comme si la soirée chez Ysande avait été un signal, on approchait maintenant Lisbeï plus souvent. Plus seulement Fraine, Livine ou Ysande, mais les autres membres du groupe qui s’étaient trouvées à la fête. Viendrait-elle dîner demain chez Marika, irait-elle au théâtre de la Cour Bleue avec Jioule, quels bons ouvrages consulter sur l’histoire des Ruches, pouvait-elle prêter ses notes sur tel ou tel livre (comment savait-on qu’elle l’avait lu ?) ou « Litale, m’aiderais-tu à traduire ce passage de vieux-litali, je n’y comprends pas grand-chose. » On la tutoyait vite, on s’attendait à ce qu’elle rendît la pareille – était-ce par perversité, elle y parvenait avec difficulté, maintenant. Sans bien savoir comment ni pourquoi, elle semblait avoir subi avec succès une épreuve, une initiation.

C’était étrange : pour la première fois de sa vie, on recherchait sa compagnie, et « on » n’était pas Tula. On s’intéressait à ses opinions – même si on restait discrète et si elle était toujours « Litale » pour toutes. Et, oui, elle tutoyait, elle avait lu les livres, elle pouvait donner des conseils, ou prêter ses notes, ou aider à traduire. Elle participait maintenant aux réunions de linguistique et d’histoire, en plus de celles des récupératrices, et malgré les réserves surprises ou agacées des Tutrices ; comme son travail pour elles n’en souffrait pas, elles la laissaient faire : elle était une Bleue, après tout. Et, oui, elle pouvait aussi aller au théâtre, dîner chez l’une ou l’autre, chanter dans la chorale de la Schole (elle avait presque oublié combien elle aimait chanter), aller se promener sur les remparts. Quand l’été fut revenu, elle apprit à faire de la voile sur les petites coques de noix que le vent emportait à toute vitesse au fil des vagues. Elle apprit même à s’habiller, à se coiffer et à se peindre la figure et les mains de motifs compliqués pour ces fêtes d’Ister qui marquaient à Wardenberg le début de la printane. Et même à danser – les danses ordinaires qu’on dansait aussi à Béthély et qu’elle n’avait jamais vraiment apprises ni pratiquées parce qu’elle devait apprendre à être la Mère.

Mais pas la Danse de la Célébration. Sa première Célébration à Wardenberg, Lisbeï la passa calfeutrée chez elle, des boules de cire dans les oreilles pour ne pas entendre le bruit permis pour cette nuit-là seulement dans la Citadelle. La deuxième, elle la passerait aussi chez elle à la pension de Merritt, après avoir décliné l’invitation de Fraine, seule avec une bouteille de zirfell. C’était l’année où Tula deviendrait officiellement la Mère de Béthély, même si elle ne Danserait que l’année suivante avec son premier Mâle.

 

* * *

 

(Guiséia/Lettre)

 

Wardenberg, 23 d’ellième 492 A.G.

 

Très cher Toller,

Devine qui j’ai rencontré hier à la Concertalle de Wardenberg ? Notre amie de Béthély, la petite Lisbeï.

Elle chante dans la chorale de la Schole. Et je ne devrais pas l’appeler « petite », elle me dépasse d’une bonne tête. C’était un très joli programme, Méroë d’Aspughi : le cycle des Ballades, telles que conçues originellement, rien que les voix humaines. Et voilà cette voix qui s’élève dans le dernier mouvement de la troisième, tu sais, le grand lamento en solo. Très belle voix de contralto, pleine, ronde, juste voilée ce qu’il faut et avec ce vibrato discrètement triste… J’étais transportée. À la pause, je cherche dans le programme : « soliste : Litale ». Bon, une Bleue. Je ne pensais vraiment pas à elle, tu vois. Ensuite, au finale, dans la cinquième, de nouveau cette voix superbe, avec cette résonance en profondeur, mais veloutée… Un peu comme la voix de Kélys, tiens. Mais la soliste était invisible au milieu du chœur. Après le concert, je suis allée féliciter le groupe avec Sygne. Et je la vois au milieu des autres. Elle voit que je la regarde… Elle ne m’a pas reconnue tout de suite, je pense. Et après, elle essaie de s’en aller discrètement comme si de rien n’était. Ses compagnes avaient reconnu Sygne et voulaient absolument qu’elle lui fût présentée. Elles semblent très fières d’elle. Elles l’appellent « Litale », mais certaines doivent se douter de son identité réelle. Présentations, à Sygne, à moi. Elle reste impassible. Bon contrôle extérieur, moins bon contrôle intérieur, mais elle n’a sans doute pas eu notre entraînement. Pas avec sa mère, en tout cas, et pas même avec la petite Tula. J’aurais cru que Kélys s’en serait davantage occupée… On bavarde aimablement, commentaires sur le concert, compliments… Elle rougit – et ce n’est pas de l’affectation. Elle ne semble pas se rendre compte de son talent. Je me la rappelais vive et intense, oui, mais pas vraiment jolie – ou alors à la façon d’une pouline encore maladroite. Elle a beaucoup changé en deux années. Mais toujours cet aspect exotique qui m’avait tellement frappée à Béthély, les pommettes, la peau brune et mate, les boucles noires, luisantes, et ces grands yeux mordorés… Et puis, ce contraste piquant entre son charme et son inconscience totale d’être séduisante. Elle semble plutôt embarrassée de sa taille au milieu de toutes ces minuscules Wardenberg, se tient tout le temps un peu voûtée. Essaie de s’effacer – et tu sais comme nous pouvons y réussir quand nous le voulons, nous autres. Mais elle n’est pas assez entraînée pour y arriver très bien.

On décide d’aller finir la soirée chez Sygne. Je m’arrange évidemment pour me trouver près d’elle. Je lui demande si elle se souvient de notre première rencontre. Et je lui montre le collier. Elle me regarde avec de grands yeux – sous ces sourcils tellement peu Béthély, tu sais, « deux ailes de corbeau » comme on dit dans les vieux livres. Mais elle n’a pas grand-chose de Béthély, cette petite. Dommage que l’alliance ne se soit pas faite comme prévu. J’aurais bien aimé voir les enfantes qu’elle aurait eues avec Maxime. La petite Ylène est vraiment très différente. En fait, toutes ses demi-sœurs sont différentes, à commencer par Tula, et bien que Tula soit un peu comme nous quand même. Mais pour revenir à Lisbeï : elle reconnaît le collier, elle me reconnaît une deuxième fois, elle devient affreusement embarrassée. J’aurais pu la mettre à l’aise mais je voulais voir. Et là, elle m’a surprise : elle s’est mise à rire. Plus de l’ironie que de l’humour, mais je ne l’en croyais pas capable. La Lisbeï d’il y a deux années ne l’était pas, en tout cas. Ou n’en avait pas eu l’occasion.

La soirée chez Sygne, sans surprise, tu connais, pas une fête gastronomique mais la politesse exquise et le luxe façon Wardenberg. Le grand salon de Sygne a été complètement redécoré depuis la dernière fois que je suis venue. Conversations diverses avec les unes et les autres, sur la chorale, Méroë, les prochains programmes, le travail à la Schole et, bien sûr, inévitable, la Décision. Tu aurais dû entendre l’empoignade et les arguments de celles qui étaient d’accord. Réconfortant. Surtout trois d’entre elles, qui semblent être les plus proches de Lisbeï – et ton petit protégé, Dougall de Verchères. Au fait, il semble avoir survécu au choc culturel de Wardenberg. Plaisant de voir comme il s’est épanoui. Il parle presque d’égal à égal avec les autres, ou du moins celles qu’il connaît bien. Lisbeï semble toujours un peu contrainte avec lui. Du coup, il redevient timide avec elle.

Au moins les plus proches de Lisbeï doivent savoir qui est « Litale ». La façon dont elles évitaient de la regarder quand il s’agissait d’elle, ou au contraire leur façon de l’inviter à s’exprimer pendant la discussion sur la Décision… Elle, elle n’a pratiquement pas pipé mot, bien entendu. Est restée enfoncée dans son fauteuil, cachée derrière son verre de vin de rose, tellement neutre que c’en aurait presque été comique si je n’avais perçu son aura. Toute cette affaire l’a profondément atteinte, je pense, et pour longtemps. Je me demande si elle se rend compte que son identité n’est pas autant un secret qu’elle voudrait le croire.

La Décision d’Antoné a été plutôt bien accueillie ici. Pas forcément pour les mêmes raisons qu’elle a pu avoir de décider comme elle l’a fait, mais quand même. La formulation est assez diplomatique pour que toutes y trouvent leur compte, Croyantes, Progressistes, et mêmes les Juddites. « Il faut comprendre mieux les deux aspects de Garde et donc rassembler et étudier toutes les données pertinentes. » Et surtout : « Toutes les Archives de toutes les Familles doivent donc être ouvertes aux chercheuses », mais « avec vœu de silence sur tout ce qui ne concerne pas ces aspects ». Bonne stratégie. Que la longueur de la Décision et cette habileté finale aient pour seule cause le conflit de la foi et du doute chez Antoné, la connaissant, j’en doute. Mais connaissions-nous Antoné ? Son revirement soudain m’avait déjà bien étonnée. Quoiqu’elle soit du genre entier, Antoné, avec cette incroyance fervente qui ne demande qu’à se retourner encore. Étonnant, de ce point de vue, qu’elle n’ait pas tranché sur le contenu du carnet, pas plus que sur les Appendices de Hallera. « Le Testament de Halde est authentique, ainsi que les autres découvertes de Béthély. Il faut donc déchiffrer le Testament… »

Les amies de Lisbeï étaient toutes très satisfaites. Elles n’ont jamais douté que la Décision conclurait à l’authenticité du carnet. Mais qui en a jamais douté, à part les Juddites les plus fossiles de Litale ? Lesquelles ne seront sans doute pas convaincues, mais la Décision va les obligera ouvrir leurs Archives, maintenant. Pour ce qui est du carnet, les copistes de la Schole travaillent sans désemparer depuis que le libellé de la Décision est arrivé à Wardenberg. Il y a déjà plusieurs dizaines d’inscrites sur les listes d’attente. Dont « Litale », je suppose. Kélys a reparu à Wardenberg quelques jours après l’annonce de la Décision, m’a dit Sygne, et elle a déjà sa copie. Elle va rester à Wardenberg toute l’hiverné. Peut-être fondera-t-elle cette association interfamiliale de chercheuses dont nous parlions l’automne dernière.

J’aurais cru qu’Antoné déciderait de réserver le carnet aux spécialistes, pourtant. Ça ne lui ressemble pas tellement, cette volonté de le rendre accessible à toutes celles qui le désirent. Qui sait ce qu’il y a là-dedans ? Si Garde venait des Mauterres… si les trois Compagnes minuscules en venaient aussi…

Si, si… Qu’est-ce que ça changerait en ce qui nous concerne ? C’est seulement si Antoné se décide à rendre enfin publiques ses recherches sur la Maladie que nous serions concernées. Mais je ne sais trop où elle en est réellement, ni de ça ni du reste, après ces presque trois années de silence complet. Je lui ai écrit à Béthély. La réponse m’attend sans doute chez nous. J’espère seulement qu’elle ne s’est pas totalement transformée en Croyante illuminée.

Pour en revenir à ma rencontre avec Litale : je lui ai bien entendu fait du charme pendant toute la soirée – j’ai de la suite dans les idées, tu le sais. Elle s’en est bien rendu compte. Sa réaction ? Incrédulité, refus, crainte et, dans l’ensemble, une totale confusion. C’est à se demander ce qu’elle a fait à Wardenberg depuis qu’elle y est. Ou plutôt non, je devine ce qu’elle a fait sur ce plan : rien. J’essayais d’estimer le genre de relations qu’elle a avec ses trois amies, mais rien là que de très chaste – même si Fraine aimerait qu’il en soit autrement. Je crois que Lisbeï ne s’en rend pas compte.

Elle doit encore avoir la tête pleine de sa Tula. Touchant. Agaçant, mais touchant. Mais agaçant.

Et voilà pour les rencontres inattendues. Le hasard fait souvent bien les choses. Dommage que nous ne soyons pas toujours à la hauteur du hasard, n’est-ce pas ? Mais peut-être nous rencontrerons-nous de nouveau, quand elle aura mûri un peu plus. Après tout, les relations avec Béthély son en train de devenir excellentes. Nous avons trois nouvelles pupilles qui viennent de Béthély, elles ont cinq des nôtres. Maxime sera le premier Mâle de Tula… Et tu seras bientôt à Wardenberg. Avec l’éventuel développement de la flotte, j’aurai de bonnes raisons de m’y rendre à nouveau – et d’aller la saluer en passant, n’est-ce pas ? Elle en a encore pour deux années avant de devenir apprentie.

Je repars après-demain. Une lettre de toi m’attendra peut-être aussi à la Capterie. Je l’espère longue, détaillée et pleine de nouveautés. J’ai hâte de te revoir, sais-tu ? Les petites aussi, surtout Sylvane. Pour ce qui est du reste, tout va bien. Les nouveaux essais de Rowène semblent concluants, mais impossible d’en être certaine tant qu’on ne les aura pas faits assez longtemps avec un nombre suffisant de sujets, ce qui pose les problèmes que tu sais. Et le quatrième bateau allait sortir du chantier au moment où je partais pour Wardenberg. Sur les négociations avec Sygne – et avec ses retorses Mémoires – je t’en dirai davantage quand je saurai comment se sont passées les tiennes à Entraygues. À bientôt, bien-aimé.

 

Guiséia

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